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Duel de Forteresses chez Ubisoft Montréal
par Aurélien Catros, publié le 2020-05-22
Rare exemple de concours entièrement organisé par une entreprise privée, le concours du réaménagement des locaux de la compagnie Ubisoft en 2013 offre l’occasion d’observer architectes et designers au service de clients capables de modéliser eux-mêmes des environnements virtuels singuliers qui serviront de cadre à des jeux à la résonance planétaire.

En 1997, dix ans après sa création en France, Ubisoft installait sa maison-mère à Montréal. La firme compte désormais six studios au Canada, plus de 3500 personnes travaillant dans l’antenne montréalaise, soit un peu plus de 20% des employés de la multinationale. Situé dans le Mile-End, le studio se loge dans une ancienne manufacture textile de cinq niveaux construits en 1904 par les architectes Joseph Perrault et Simon Lesage.

En 2012, Ubisoft a invité onze agences à présenter leurs visions respectives du réaménagement de ce fragment de l’histoire industrielle montréalaise en répondant à deux questions : dans quels espaces la créativité peut-elle le mieux s’exprimer ? De quels espaces – individuels et collectifs – les employés d’Ubisoft Montréal ont-ils besoin pour bien faire leur travail ? Cinq agences ou consortiums - Sid Lee Architecture ; Lemay ; le groupement Jean de Lessard Designer créatif, VAD associés designers, Héloïse Thibodeau architecte, Zone Signature, Upperkut et Technorme ; le groupement Atelier Pierre Thibault et David Tajchman ; et le groupement Moureaux Hauspy Associés Designers, Provencher Roy et TP1 – ont été retenus selon un processus de sélection interne et privé à présenter un projet.

L’enjeu du concours était double, oscillant entre design de mobilier et projet de rénovation architecturale. Si Ubisoft souhaite installer ses employés dans un environnement de travail propre à favoriser leur créativité, leur productivité et leur bien-être, l’entreprise était aussi à la recherche d’un imaginaire architectural capable de renouveler son image de marque, appelant un geste architectural à même de mettre en valeur tant l’héritage historique du bâtiment que le renom de la firme.

Bien que faisant état d’une compréhension fine des processus de production chez Ubisoft le projet du groupement Jean de Lessard Designer fut rejeté assez rapidement pour le peu de considération accordé à l’esprit des lieux, et ce en dépit de la flexibilité de son plan : qualité explicitement recherchée par le jury.

Paradoxalement, la posture diamétralement opposée qui fut adoptée par le groupement de l’atelier Pierre Thibault en concentrant ses efforts sur la continuité du lieu avec le bâtiment et avec le quartier n’a pas davantage fait l’unanimité. Remarquée par le jury, elle fut jugée en décalage avec « l’essence et la culture d’Ubisoft », en discordance avec l’image que l’entreprise souhaitait exprimer par ce projet. La proposition de ce groupement met aussi l’emphase sur une démarche durable matérialisée par l’omniprésence de la végétation ainsi qu’à travers un mobilier constitué essentiellement de matériaux recyclés. Si ces choix sont largement salués par le jury, ils génèrent pourtant de nombreux doutes quant à l’ergonomie des postes de travail, et ce malgré la flexibilité que ceux-ci semblent permettre. Bien que mentionnés comme des enjeux importants, on peut légitimement se demander si l’impératif écologique et l’intégration à la culture de quartier sont véritablement compatibles avec le programme attendu, dont le patronyme interne à l’entreprise « le Castle » renvoie davantage à un imaginaire guerrier et défensif. Le jury confirmera l’analogie médiévale en soulignant que « c’est une guerre qu’on mène ici », s’opposant au caractère « bucolique et loin de la réalité » qui est perçu dans la proposition du groupement.

Seuls trois projets semblaient à même de fournir le champ de bataille réclamé ; et pour cause : deux d’entre eux s’appuient largement sur la métaphore de la forteresse, pourtant récusée par le jury dans son rapport final. À l’instar de la dimension écologique qui, bien que recherchée, semblait s’opposer à l’ergonomie d’un studio de jeu vidéo, le concept d’ouverture sur le monde du studio paraissait entrer en conflit avec la confidentialité extrême dans laquelle travaillent les employés de la firme, obligeant les architectes à se débattre avec des attentes contradictoires.

Moins apprécié que les deux projets « forteresses » de Lemay et de Sid Lee Architecture, le projet du groupement Moureaux Hauspy Associés Designers et Provencher Roy a fait le pari de s’inspirer des artères, rues et ruelles du quartier pour organiser et hiérarchiser les espaces du projet. Seul projet à proposer un Hall d’entrée véritablement imposant et ambitieux, il s’inscrivait résolument du côté « ouverture » de la contradiction programmatique.

De l’autre côté du miroir analogique, deux « organisations guerrières » emporteront largement l’adhésion et ne seront distinguées que par l’organisation des espaces de travail, jugée « faible et peu développée » dans la proposition de Sid Lee architecture. Le jury remarque en revanche « les grandes qualités fonctionnelles » du projet de Lemay, lauréat du concours, qui « place l’usager au centre du projet ». Cette considération aigue de ceux à qui s’adresse l’espace pendant sa conception rappelle des catégorisations de joueurs détaillées par Jesse Schell dans The art of game design, ouvrage largement répandu dans l’industrie vidéo-ludique qui suggère aux game designers d’adapter les espaces virtuels ludiques aux différents profil-types d’utilisateurs.

Deux interprétations spatiales de la même analogie se sont donc opposées dans ce concours inédit. Chez Sid Lee, la forteresse se trouvera avant tout marquée par son autonomie – voire son autarcie – et s’organisera autour d’une « tour symbolique », matérialisée par un escalier principal qui n’est pas sans rappeler ces donjons médiévaux, au cœur des châteaux forts, qui protègent l’espace en contrebas et offrent une vision panoptique sur les alentours. Chez Lemay, le château sera avant tout marqué par son chemin de ronde le long des remparts qui dominent la ville, mais qui ne la protège pas. Les tours deviendront des points de vue et de contrôle et les circulations verticales se disperseront dans l’édifice tandis que le prisme de verre – donjon central – n’est plus qu’un signal et un emblème du lieu à l’échelle urbaine.

Si de telles analogies seront jugées un peu trop étrangères à l’esprit de l’entreprise, les espaces qu’elles auront permis de projeter sur l’ancienne manufacture ont su marquer les esprits. En définitive, le jury préférera la proposition de Lemay dans laquelle il projettera sa propre analogie : « l’idée de l’ascension vers le prisme de verre [comme] la volonté de rayonner et de contribuer au rayonnement de l’entreprise », et même une « longue quête vers la réussite ». Les analogies de l’architecte s’avèrent donc fécondes lorsqu’elles lui permettent de faire le projet, mais les espaces eux-mêmes doivent une partie de leur succès à leur capacité à susciter des imaginaires chez ses habitants, qui peuvent alors se les approprier.

Dans le jeu Assassin’s Creed IV, en production au sein du studio lors du déroulement du concours, les joueurs sont invités à se plonger dans les locaux d’une grande entreprise fictive, « Abstergo Entertainment », qui crée elle aussi des jeux vidéo. Si la mise en abîme est évidente, on peut se demander dans quelle mesure les concepteurs des espaces virtuels ont pu s’inspirer des différentes propositions pour modéliser ces locaux high-tech, ponctués de végétation, organisés autour d’un grand ascenseur de verre qui, depuis un grand hall majestueux amène le joueur vers une verrière gigantesque en toiture. Est-ce là une synthèse chimérique et idéale des propositions des architectes que nous proposent, en retour, les game designers d’Ubisoft ?
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